L’actuelle marchandisation du monde avec le SLC néolibéral triomphant s’accompagne d’une hiératisation des individus et des fonctions, d’une extension des inégalités et le tout est justifié, légitimé, par une conception trompeuse et univoque du mérite.
Les anciennes sociétés, certes, étaient inégalitaires et hiérarchisées sans doute bien plus que la société capitaliste actuelle. Mais cela continue et, ce qui a changé, pas forcément en bien, c’est le système de justification de l’ordre existant, de l’institué en actualité de service et présent . Les hiérarchies d’antan étaient fondées sur la volonté divine, dont les prêtres avaient le secret pour le mettre au service des puissants, sur la force et la violence des vainqueurs par les armes, sur les rangs et les états sociaux, voire les castes, sur les traditions, sur le racisme colonialiste.
Une autre légitimation de la hiérarchie se trouvait dans l’interdépendance, et en même temps, l’inégalité des fonctions, de sorte que toute activité demeurait indispensable à l’ensemble sociétal. C’est dit, notamment, par l’idéologie des 3 fonctions, que l’on trouve chez Platon, celle des prêtres (la tête, la pensée), les guerriers (le cœur, le courage), les producteurs et commerçants (le ventre, les appétits, les intérêts matériels, l’utilité). Cette idéologie fonctionnaliste fut théorisée par Dumézil et annonce la solidarité mécanique de Durkheim : toutes les fonctions sont unies par le même but, à savoir contribuer à la vie de la société, sont interdépendantes, indissolublement liées et, donc, se valent du point de vue de la totalité. Cette solidarité, de fait entre individus et par rapport à la société, a donné lieu à l’idée de dette sociale, chère aux solidaristes de l’époque radicale cassoulet en France.
Cette idée de la dette de la société envers chaque personne, qui a justifié notamment les assurances sociales, renverse malheureusement la perspective proudhonienne où, au contraire, c’est l’individu qui a une dette vis-à-vis de la société où il a été socialisé et qui lui a procuré les moyens de sa destinée grâce à la coopération sociale et à l’héritage des anciens (dont la langue et la culture), dont chacun a profité, ce qui hypothéqué sa propre production. C’est pourquoi Proudhon était hostile aux droits d’auteur, car il considérait que la connaissance, la littérature, les techniques étaient des œuvres collectives ayant donné les moyens nécessaires à l’invention individuelle. C’était déjà une position fortement anti-individualiste, contraire à la valeur princeps des sociétés pro SLC, à savoir l’individu.
Eh bien, dans le SLC, la hiérarchie par l’interdépendance et l’inégalité des fonctions, n’existe plus. Seul le prétendu mérite justifie les inégalités. Reste cependant, les ressorts de toute domination instituée comme pérenne. La hiérarchie est à la fois simple à comprendre et respecter et fort utile.
La hiérarchie donne une valeur, un sens à chaque place dans l’échelle sociale. Place le plus souvent médiocre, mais assurée, ce qui stabilise toute l’échelle. La hiérarchie est efficace psychologiquement : même tout en bas de la société, j’ai une valeur, une dignité. Je peux envier celui du dessus et mépriser celui d’en-dessous. Même si je suis tout en bas de l’échelle (un paria, un égoutier, un OS), je peux mépriser l’émigré ou mon épouse ou mon chien. Et je ne suis pas vraiment responsable de ma situation puisque je suis placé là, en bas, par la société qui me confirme ainsi mon utilité sociale. La hiérarchie permet aux dominants de récompenser leurs féaux et donne à chacun l’espoir de pouvoir grimper dans l’échelle sociale. C’est ainsi un mobile d’adhésion du plus grand nombre à l’ordre établi. La hiérarchie permet de bien payer les fidèles compradores tout en exploitant pour pas cher leurs serviteurs. On voit aisément qu’un tel système est simple et facile à comprendre et relève alors aisément de l’ordre immuable des choses vu qu’on la constate en tous temps et en tous lieux.
Eh bien, sans le comprendre ni en mesurer les conséquences, le néolibéralisme a cassé cette solidarité en quelque sorte organique, institutionnelle, constitutionnelle. Car, il a tout refondé sur la « tyrannie du mérite individuel (Michael Sandel). Mine de rien, toute la légitimité des places repose désormais sur la seule responsabilité individuelle : tu est en bas, car tu as été incapable d’assumer la responsabilité de progresser. CQFD.
En effet, ce mérite, comme la francisque de Mitterrand, est à 2 tranchants : il donne aux gagnants le droit de diriger et aux perdants le devoir de se soumettre. Le mérite flatte l’orgueil de celui qui est en haut et rabaisse la qualité de celui qui est en bas, car il n’a pas réussi dans la concurrence sociale.
Or, le mérite, pour être légitime, exige au moins trois choses : la reconnaissance par tous de la validité de son critère, l’égalité des chances et une morale collective du bien consistant à reconnaître l’égale dignité de tout un chacun et, donc, de reconnaître sa valeur quelle que soit sa position sociale. Et il devient alors facile de comprendre que ces 3 exigences sont tout à fait problématiques dans le monde actuel SLC.
L’actuel critère du mérite en ce monde concurrentiel et individualiste est la réussite matérielle, la satisfaction de son bien-être, de ses besoins la reconnaissance sociale de sa singularité. C’est un critère individuel qui nie tous les apports collectifs. C’est un critère matérialiste, utilitariste et hédoniste, quantitatif, monétaire et narcissique. Il se résume à la richesse, à l’avoir individuel comme signe de la valeur personnelle. Il est très loin d’être reconnu, encore moins admis, par la majorité de toutes les communautés ou cultures, de toutes les personnes, de toutes les religions, de toutes les sociétés.
La France méritocratique, sur le critère du diplôme (critère encore plus discutable), se distingue, certes moins que les USA, comme pays où l’égalité des chances n’est qu’une promesse fallacieuse, tant la promotion sociale y est difficile et l’héritage prégnant. Un diplôme des « séminaires de l’aristocratie » (les Grandes écoles) vous y procure un passeport et des passe-droits pour la vie, un droit à l’avancement automatique. Et c’est encore pire pour « la noblesse d’État » issue de l’énarchie. On sait que la destruction du système d’enseignement, qui est pourtant un bien commun indispensable pour l’égalité des chances, y largement responsable du blocage de l’ascension sociale dont l’escalier a été saboté exprès pour favoriser les familles puissantes ou très instruites.
Enfin, l’égale dignité de chaque personne, de chaque travailleur, sa valeur personnelle, son identité particulière ont été jetées aux oubliettes par la culture individualiste, compétitive, narcissique et égoïste, matérialiste et hédoniste véhiculée par le néolibéralisme. Tout étant devenu marchandise, à commencer par le travail réduit à sa force productive (Marx) ou à son utilité comme production de valeur commerciale (néolibéralisme), la dignité vaut bien moins que la richesse ostensible, notamment celle des 0,1 % ou de « la classe de loisirs » de Veblen.
Nos libéraux entonnent des louanges pour le travail et le travailleur. Leur solution, c’est le « travailler plus pour gagner plus », les heures supplémentaires détaxées. C’est une ânerie qui vide les caisses de la sécu, qui limite les embauches, qui amène à surproduire pour abaisser le prix des consommations (et du travail) par la baisse des coûts unitaires de production, alors que la planète est déjà entrain d’agoniser. Bref, c’est une solution qui maintient le modèle indéfendable du SLC et de sa course,façon tonneau des Danaïdes ou rocher de Sisyphe, au moins-disant. Que peut-on faire pour combattre cette marchandisation du monde ?
1) Revaloriser la dignité et la liberté du travail et du travailleur
Actuellement, le travail, que l’on achète le moins cher possible et que l’on va chercher dans les pires dictatures ou les pays les plus pauvres du monde, n’est qu’un coût, une variable d’ajustement, bref une marchandise et, du coup, le travailleur aussi. Les libéraux ne se préoccupent que de mieux le payer (travailler plus pour gagner plus). Or, Proudhon nous avait déjà dit qu’avant de le rémunérer davantage, il fallait augmenter sa valeur (polyvalence, appel à la compétence, à la créativité, à l’initiative…). E il fallait aussi que le contrat de travail soit vraiment équilibré, synallagmatique entre deux acteurs totalement libres de leurs décisions et de leurs actes.Ilfallait qu’il soit mutuel, passé entre deux êtres d’égale dignité. C’est ce que le néolibéralisme s’est échiné à torpiller. Afin de rendre le travailleur individualisé, lisez atomisé, totalement dépendant des « offreurs de travail ».Belle inversion de la réalité, car l’offreur, c’est le travailleur et le demandeur, c’est le patron ! Il nous faut donc redonner au travail sa valeur et sa dignité, ce qui passe par restituer aux travailleurs des moyens d’équilibration des rapports de force afin qu’ils puissent se défendre contre un patronat qui applique la loi automatique de la baisse des coûts de production via la compétitivité. D’où les réformes suivantes, à titre d’exemples, pouvant être immédiates et restant dans la souveraineté française
• Abolir toutes les révisions (sous Hollande-Macron-El Khomri) du code du travail qui ont amenuisé les droits des travailleurs et laminé les syndicats à des fins néolibérales. Elles ont aussi donné un maximum de pouvoirs dérégulés aux entreprises au nom de la liberté d’entreprendre et de la course à la compétitivité. Supprimer enfin le « lien de subordination » et le remplacer par une relation de coopération ! Ce qui implique d’améliorer sans cesse les conditions de travail, l’organisation, de développer des relations de coopération, de communication, d’échange en lieu et place d’une hiérarchie figée et pesante de commandement vertical et descendant.
• Reconnaître que les travailleurs sont des parties prenantes essentielles dans les entreprises en leur donnant 50 % de droits de participation dans les conseils d’administration ou de surveillance (mieux que la « bestimmung » tudesque) des sociétés anonymes ou des SARL. Leur redonner le droit d’autogérer leur sécurité sociale, leur chômage en tant que partenaires social. Leur donner, via les associations de consommateurs, une participation dans les négociations entre centrales d’achats et fournisseurs.
• Supprimer tout de qui transforme le travail en utilité marchande, en calcul de rentabilité, en Harpagon, ce qui est faire du travailleur un simple comptable de ses revenus et un complice de son exploitation : heures supplémentaires, détaxées ou non, intéressement, primes, rémunérations variables, paiement aux pièces retraite par capitalisation, assurance santé via l’entreprise au lieu de pouvoir choisir sa vraie mutuelle. Supprimer la rupture conventionnelle.
• Interdire toutes les « plateformes » (du genre Uber) qui violent le code du travail, détruisent le droit éponyme et transforment les travailleurs en esclaves libres !
2) Restaurer l’égalité des chances. Dans ce domaine la variable principale d’action est le système de formation. Mais on y trouve aussi,et c’est essentiel, les processus de carrière, de sélection-évaluation et de recrutement :
• Le système de formation doit être ouvert gratuitement à tous, en tant que bien commun et instrument de justice sociale. Ses finalités sont de donner à chacun les moyens de développer au maximum on potentiel et de s’approprier des connaissances en faisant un esprit libre, critique et novateur. Donc, de se distancer de l’institué pour participer à des combats et des structures contre-instituantes. Il faut supprimer les coupures entre les différentes formes de formation et les différents moments de façon à pouvoir offrir une grande variété de possibilités de formation et des passerelles de réorientation à tout moment de la vie professionnelle. Dans ce but, le pays doit envisager sereinement une augmentation continue des dépenses de formation, au lieu de mégoter pour réserver ses bienfaits à quelques-uns et de favoriser sans cesse l’enseignement privé et onéreux. N’y a-t’il pas des dépenses inutiles comme celles des armées ou de l’entretien de l’énarchie et d’une caste de hauts fonctionnaires centralisateurs et normalisateurs ?
• Les processus de carrière doivent être largement ouverts mis sur le même plan sans privilège pour les prétendues Grandes écoles ou les universités prestigieuses (genre de la « heavy ligue) aux USA ou d’Oxford en G-B) ou pour les fils de (les donateurs et les anciens élèves d’Harvard ?). Formation initiale et continue, apprentissage ou formation professionnelle (IUT, par exemple, ou lycée professionnel) et formation générale, sont à organiser en passerelles égales en droits et en valeur sociale ? Cela fait supprimer les « voies royales ».
• L’accès aux plus hautes fonctions relève d’au moins deux parcours : celui du rang, de l’expérience, de la compétence acquise dans l’action, celui de la reconnaissance, après évaluation et validation des capacités, de la valeur professionnelle réelle d’un diplômé. Les processus d’évaluation doivent être externes aux organisations et indépendants comme appartenance à un réseau fédéré de spécialistes du contrôle des compétences et capacités.